Leo Bioret / Il y avait des plantes, des oiseaux, des rochers et des choses, JULIE MAQUET
IL Y AVAIT DES PLANTES, DES OISEAUX, DES ROCHERS ET DES CHOSES...
Entretien - Édition > 2019
Adepte de la résidence d'artiste, Julie Maquet donne de l'ampleur à son travail par l'expérience de la mobilité artistique. Ce processus de création ininterrompu s'est formulé par une volonté forte de changer de territoire. À sa sortie de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts d'Angers en 2015 elle a d'abord éprouvé l'espace de l'atelier. Elle y conçoit des installations de plus en plus grandes et les implante ensuite hors du Maine-et-Loire. C'est au Centre d'art de l'Ile de Moulinsart en 2015 que Julie Maquet réalise sa première résidence d'artiste. Grâce à sa participation au Festival des Hortillonnages, Art, Ville et Paysage à Amiens en 2017 et invitée par l'association ArteLozera à Mende en 2018, elle amorce des enjeux sculpturaux qui constituent désormais les fondations conceptuelles et esthétiques de son approche de l'objet. Ces étapes cruciales d'expositions et de productions assoient une identité artistique de la gravité et de l'envahissement.Julie Maquet décrypte les codes artistiques pour réévaluer le positionnement de la sculpture. Elle souligne l'autonomie d'une matière qui existe en puissance dans ses installations. Shakers, lieux d'effervescence au Printemps 2018 a escorté l'artiste vers une sculpture de persuasion et ses procédés de réalisation se sont affinés.
Ravage
Léo Bioret: C'est la matière plastique qui a déclenché tes recherches menées lors des six mois de résidence à Montluçon. Une substance testée fondue pour la première fois dans la réalisation en polypropylène et polyphénylène de Stalagmite (2018) ; les prémices de l'œuvre Ravage.
Julie Maquet : Je sors d'une grande période de travail du plastique. Notamment lors de ma résidence à Mende où j'ai eu l'occasion d'être en immersion deux semaines dans une usine de recyclage. J'avais accès à la substance fondue sortant d'une extrudeuse, qui transforme les paillettes en nouvelle matière plastique prête à être réutilisée. Les purges de cette machine génèrent des déchets toutes les quinze minutes, sous forme de blocs mous à 400°C. Ces doses m'ont servi à créer des stalagmites. Pour leur donner forme, j'ai exploité l'élasticité de cette matière chaude que j'ai étirée au maximum autour de tubes de métal avant qu'elle ne se rigidifie. De cette résidence ont émergé les premiers essais embryonnaires de Ravage. Ce cheminement du plastique fut l'introduction de mes réalisations à Montluçon.
L.B : Comment as-tu réalisé Ravage ?
J.M: Tous les ans dans l'Allier au mois d'avril, les bâches et les ficelles agricoles sont collectées auprès des coopératives pour être ramenées chez des recycleurs. J'ai eu accès à des sacs énormes de 250 litres remplis de ficelles et de paille qu'il a fallu trier. J'ai choisi de travailler avec les deux couleurs d'origine des ficelles monochromes orange et bleue. Après avoir fait des tas de fils au sol, j'ai fondu leur surface à l'aide d'un décapeur thermique. J'avais déjà remarqué, lors de premières expériences, que la ficelle réagissait étonnement sous la chaleur, elle fondait en s’effilochant, ce qui créait un mouvement et une texture proche d’un lainage. J'ai eu envie d'en faire une œuvre, une installation composée de pelotes de ficelles en plastique fondu dont la fonction est paralysée, donnant à voir un réseau compact de filaments et de fragments. J'ai laissé la chaleur décider des résultats en creux et contrastés. Ma volonté d'agir sur les blocs s'est traduite par des gestes aléatoires et non-maîtrisés, ce qui a permis de générer un résultat que je ne cherchais pas ni n'attendais. C'est aussi quand je ne contrôle pas la forme que surgit la création. Le procédé s'auto-forme et je me laisse surprendre. C’est de cette façon qu’est née cette installation composée d'un monticule de ces blocs de deux mètres cinquante de haut et de plusieurs blocs satellites qui renvoient à un paysage minéral, lunaire, marin ou désertique.
L.B: Ton intervention sur les objets industriels détermine une identification qui évoque les effets de matière que produit la nature ; blocs de coraux, roches volcaniques ou encore formes paysagères. Cherches-tu à tendre un piège visuel ?
J.M : J'aime donner à mes sculptures des formes naturelles, les inventer ou les évoquer, ce n’est pas tellement que je cherche à faire illusion, mais plutôt à faire face à une réalité d'usage des matériaux. Ce qui m'intéresse c'est d’agir sur mon environnement en créant une « fausse nature », industrielle, de proposer des subterfuges, qui, lorsqu’on s’approche de l’œuvre, finissent toujours par être dévoilés. La nature, elle m’effraie et à la fois me fascine, ce rapport ambigu que j’entretiens avec elle, est perceptible dans mon travail. Concernant l’installation Ravage, c’est presque huit cent kilos de plastique, et même si je ne porte pas une démarche écologique, c'est clairement un hommage funeste aux quantités monstrueuses de plastique présentes autour de nous, en nous et dans beaucoup d'organismes vivants. Cette masse de plastique devient naturelle et précieuse, une absurdité qui porte ma réflexion artistique du subterfuge.
L.B : Cette double lecture de ton travail s'est affirmée très tôt avec l'installation réalisée en élastiques, La forêt (2015). De quelle manière cet esprit du camouflage s'est-il développé ?
J.M : Cette ambivalence se développe le plus souvent lors de ma recherche d'objets. Je trouve le potentiel de chaque matière en usant de son caractère sériel. Une couleur, une forme, une texture, sont des possibilités. J'essaye d'ailleurs de les pousser et les travailler au maximum de leurs capacités en poursuivant cette question : qu'est-il possible de créer avec ?
L.B: Ton procédé de récupération des matériaux est une récurrence. Comment t'empares-tu de ces rebuts condamnés à être jetés ?
J.M : Lorsque je m'intéresse à un objet, je vais tout de suite m'interroger sur sa source. Où puis-je me le procurer et de quelle manière ? L'achat chez un grossiste me permet d'obtenir et d'exploiter des objets précis que je recherche et qui ne sont pas forcément accessibles en grand nombre. La récupération dans les points de collecte comme l'achat en recyclerie sont quant à eux des accès à une grande quantité de matière, gratuite ou peu onéreuse et de proximité, et cela me permet aussi très souvent de tomber par hasard sur des objets intéressants, avec lesquels je n’aurais pas pensé travailler. Il arrive aussi parfois que des particuliers me proposent des matériaux dont ils souhaitent se débarrasser, et qui peuvent me servir.
L.B: Quel statut donnes-tu au déchet ?
J.M: J'utilise le déchet en quantité excessive. Je l'extrais de son état pour qu'il devienne autre chose et notamment une œuvre d'art. Je ne pense pas lui donner une nouvelle vie mais plutôt une autre dimension par l'amoncellement. Qu'est ce qui est du déchet et ce qui n'en est pas ? Ce qui l'est pour l'un ne l'est pas pour l'autre. Dans mon travail, le déchet acquiert une valeur alors qu'il devait partir à la destruction et j'apprécie ces changements de statuts. Je m'amuse avec cette boucle infernale car je génère moi aussi des déchets en les utilisant. Ils ont toujours une existence, et bien qu’on tente de détruire, d'effacer, d'enfouir, de brûler, il y a et aura toujours des résidus.
Sans titre et Bête à Poils
L.B: Tu as réalisé deux dessins à Shakers qui ont été présentés dans l'exposition comme des projections de matière tangible ; des œuvres transitoires, présentées en tête à tête et en dialogue pertinent avec tes sculptures. Comment est apparue cette pratique du dessin et ce passage du volume à la feuille ?
J.M: Il y a cinq ans je dessinais des formes identifiables qui sont devenues des sculptures. En fait, tout a commencé avec le dessin. Maintenant je travaille sur des grands formats et j'assume vraiment la feuille, l’aplat, la deux dimensions et les formes plus abstraites. Dans mon travail du trait au crayon je produis beaucoup de maillage et de tissage visuels par effets d'effacements. Pour le dessin Sans titre, j'utilise plusieurs nuances de bleus assemblées par des séries de gestes systématiques et répétitifs, comme si je grattais le papier insatiablement. Mes dessins ne remplissent pas toute la surface de la feuille qui est dessinée aux trois quarts, je laisse toujours une surface blanche, vide, ce qui apporte du relief à la matière dessinée. Cet espace blanc volontaire et maitrisé évoque la continuité et l'envahissement comme une nouvelle possibilité/projection de la feuille de papier.
L.B: Proche d'une séquence où les segments assemblés forment une partition, ce paysage mosaïste apparaît par les effets picturaux des bleus et du geste.
J.M: J'essaye de rester sur le même graphisme dans un dessin en gardant le même geste. Au bout d'un moment, l'épuisement de l'œil, du cerveau et de la main ont créé des variations. C'est mon premier dessin en couleur et je crois que j'ai été séduite par le bleu, en résonnance avec les blocs de plastique, qui s'est imposé dans cette exposition comme une évidence.
L.B: Ton deuxième dessin, Bête à Poils est quant à lui traité en nuances de gris. Sur quel effet de matière nous emmènes-tu ?
J.M: Depuis très longtemps, je travaille sur l'effet de fourrure et de poils. J'ai commencé il y a quelques années par une période de recherches photographiques et de dessin sur le sujet, j'ai accumulé une banque d'images, c'est assez obsessionnel, et ça se traduit maintenant par la réalisation sur le long terme, d’une série de dessin de très grands formats. Les textures dans ce dessin amènent de la douceur, et la répétition des traits de la composition donnent un aspect animal ou minéral assez fort. Lorsque je réalise mes dessins je porte des gants et ça m'arrive de poser la main sur certaines parties, mais je garde ces « accidents ». J'assume très bien les flous qui se mettent en place au fur et à mesure des accrochages. La façon dont je positionne les crayons et l'intensité avec laquelle j'appuie dessus font dériver les effets de matière. Toutes ces variations provoquent un type de structure graphique spécifique pour casser la répétition au sein de la répétition.
Les choses
L.B: Toujours discrète jusqu'ici, camouflée par l'usage de l'objet, la couleur se révèle à Montluçon. Artificielle et protagoniste, elle renforce la fabrication de subterfuges et apparaît comme élément principal dans l'installation, Les choses ; un autre traitement du plastique où tu présentes sur des socles une « famille » de formes vertes synthétiques.
J.M: L'expérience de la couleur va de pair avec cette résidence. Je lui ai donné une place importante, au premier plan de certaines des œuvres produites. La couleur verte des Choses est bien loin des teintes végétales et j’avais envie d’exploiter l'intensité et la force que peuvent déclencher les couleurs artificielles.
L.B: Aujourd'hui, la sculpture fait disparaître ou renverse le socle, tu y reviens. Ton travail s'est-il redéfini par l'apparition de cet élément classique ?
J.M: Le socle est une mise en lumière. Une œuvre sur un socle déclenche des attentes, une présence et une force esthétique. Mais avec Les choses, c'est un renversement. C'est la première fois que j'utilise des socles, tout du moins visibles comme dispositif d'exposition. Au moment du montage, dans les réserves il y en avait une trentaine, de forme carrée et de hauteurs différentes, qui correspondaient exactement à la circonférence de mes objets. Le blanc standardisé et très conventionnel était alors une évidence qui tranchait avec les formes vertes anti-rigide présentées dessus. Son existence est « solide » et me confronter au socle tel qu’on l’entend, que j’utilise en nombre dans cette installation, a complètement changé la perception que je me faisais des Choses.
L.B: Quelles sont donc ces Choses ?
J.M: J'ai pris beaucoup de plaisir à présenter cette installation qui est composée d'une vingtaine de petites sculptures en plastique vert, rassemblées entre elles. Ce sont des objets grotesques, maladroits et à tendance phallique. Les choses, c'est une moquerie molle organique ou animale, on ne sait pas bien à quoi on a à faire. Une ambiance humoristique entoure vraiment cette pièce.
L.B: C'est très déstabilisant car nous nous rassurons dans une recherche figurative en personnifiant ces formes auxquelles il est impossible de donner un nom. Concrètement, une chose, c'est exactement ça ! Elle nous amuse, mais la méfiance teinte bien vite l'observation. De quelle manière as-tu réalisé ces petites sculptures ?
J.M: C'est du feuillard de cerclage, un très long bandeau fin de plastique qui sert à empaqueter les cartons pour le transport. Une personne m’en a apporté une grande bobine pendant la résidence, que j’ai segmenté afin de créer des formes individuelles. Le bandeau fait un centimètre de large et, roulé sur lui-même, j'obtiens un cône droit à l'aspect stratifié. J’ai ensuite passé le décapeur thermique dessus, et chaque cône s’est affaissé, ces formes molles ont commencées à apparaître. En fondant, certains se sont détériorés et, pour chacun, l'extrémité s'est refermée et consolidée. Les bourrelets et les irrégularités obtenus n'étaient pas du tout calculés ce qui apporte l'hétérogénéité de cette famille verte.
L.B: Cette colonie de formes fait écho à une autre installation, Conques, réalisée en 2017 à Amiens.
J.M : Conques a été réalisée avec mille huit cent pneus de vélos désossés pour récupérer les bandes de caoutchouc que j'ai ensuite roulées en cône sur l’envers. En retournant ces pneus, j'ai découvert différentes teintes carnées d'orangé, de rose, de gris et noir. Cette découverte ressemblait à du cuir. Le matériel industriel devenait une nouvelle fois organique. Je travaille régulièrement l'envers de l'objet, de cette façon, le point de vue se modifie complètement et sa fonction première disparaît. Et cette partie cachée est souvent très surprenante. Conques a pris place en extérieur, dans une cabane blanche vide. J'en ai fait un espace fermé, visible mais non accessible. Le plafond était très bas et répondait frontalement au sol littéralement colonisé par l'œuvre. L'odeur de caoutchouc qui en émanait était très forte et accentuait le fourmillement contrit de l'œuvre qui cherchait à s'étendre mais restait confinée dans un espace fermé.
L.B : Tu es sensible à l'esthétisme de tes œuvres ?
J.M : Beaucoup. Je présente souvent des installations qui attirent le regard et attisent la curiosité. Elles sont visuellement assez imposantes, prennent souvent de la place et saturent l'espace. Dans la séduction il n'y a pas toujours de belles choses à voir. Dès que le matériau est identifié, la deuxième lecture est plus incisive. Le point d'équilibre entre leur masse et leur délicatesse génère une méfiance. Je me pose souvent cette question lorsque l'exposition commence, que se passerait-il si quelqu'un osait toucher les formes ou les bousculer ? J'aime la précaution et la prudence qui se dégagent de mes sculptures. C'est clairement une attention portée à un environnement. Les Choses ont provoqué des réactions très différentes. La première, était de trouver les formes vertes mignonnes et amusantes, identifiées à la rêverie ou à l'imaginaire et la deuxième pouvait être plus graveleuse, sur la santé douteuse de ces phallus sur socles ! J’apprécie quand la féérie côtoie la vulgarité, et que des ambiguïtés sont perceptibles.
Sur la toile
L.B: Sur la Toile est une installation immersive réalisée en toile de jute. Une matière noble et brute qui a nécessité un travail d'assemblage énorme.
J.M: J'ai appris la couture pour réaliser cette œuvre et découpé quatre-vingt mètres de toile pour assembler quarante-quatre pièces à la machine à coudre. Les formes réalisées semblent se diriger vers la lumière, dressées et suspendues avec des fils de nylon. Une partie des tubes, tels des queues qui pendent, trainent au sol et donne cet effet de poussée à la toile.
L.B: Nous sommes face à un procédé de croissance spécifique aux êtres vivants, imperceptible à l'œil nu. L'échelle de cette installation déclenche une narration naturaliste.
J.M: J'ai considéré la transparence de la maille et me suis inspirée de l'aspect grégaire et primitif des plantes carnivores. Certains l'ont également rapproché d'une mue de serpent géant. Je considère que les suspensions en nylon font partie intégrante de l’installation, au-delà d'un simple système d'accrochage. La mollesse du fil apparent me plaît, le scintillement à la lumière et l'aspect d'une toile d'araignée aussi. Je joue à nouveau le principe du camouflage, la parure et la stratégie des comportements végétaux et animaux.
L.B: Place au labeur, en filigrane dans tes modes de réalisation.
Tu t'es immergée en usine dans le travail à la chaîne, rapprochée du travail agricole, de ses actions harassantes et physiques, mais aussi des gestes répétitifs de l'artisanat. Tu insistes sur la difficulté du labeur en intervenant à la main sur une suite d'objets fabriqués par des machines. De quelle manière révèles-tu cet élément qui dirige certaines étapes de ton travail ?
J.M : À la fin de la réalisation et de l’accrochage d'une installation comme celle-ci je me retrouve dans un état de pénibilité et d'usure du corps. Cette dimension de l'épreuve physique appartient à mon travail. Je mets en avant le labeur par l'échelle des œuvres qui respirent l'épuisement. La lenteur est la temporalité qui me parle le plus. Artiste placée hors de la vitesse, je laisse la place au non-vivant, figé. Je ressens une urgence physique à être dans un processus de série, d'interventions longues, de minutie et de précaution, de préparations et d'assemblages. Je déclenche des moments suspendus dans le temps, j'extrais le mouvement pour proposer des pauses.
L.B: Ton procédé artistique fonctionne par l'accumulation d'objets. Assemblés, ils mettent en avant l'amoncellement l'étendue, un espace. Ta sculpture prend la mesure d'un contexte industriel, lui-même producteur d'objets et de codes, intégré comme élément plastique à part entière dans tes installations. Tes sculptures sont toujours travaillées à partir d'un unique objet démultiplié. D'où est-ce que ça vient ?
J.M: J’ai toujours aimé travailler sur la régularité car elle a quelque chose de rassurant, de méditatif et de bâtisseur, les choses tiennent peuvent se construire et tenir debout par un assemblage, un maillage régulier de matière et d’éléments. Mais au-delà et bien à l’inverse de cette première lecture, j’interroge surtout la régularité à laquelle nous sommes très tôt confrontés dans notre société, qui est gage de conformité. Cette exigence absurde, à laquelle il est difficile d’échapper, que l’être humain a mis en place et à laquelle il soumet son environnement et lui-même. La standardisation d'objets de masse renvoie à la standardisation des corps et des êtres, et c’est cette notion que j’interroge et que je remets en question à travers mon travail avec les objets du quotidien. On parlait plus haut d’une boucle infernale concernant les déchets, c’est un peu pareil ici, j’interroge cette boucle infernale du standard et je propose des formes qui s’en extraient. Je fabrique des pièces uniques à partir de multiples, à partir de la répétition d’un calibre, de l'accumulation d'éléments d'aspects identiques Je créé donc une homogénéité que je renverse, c'est ce renversement qui fait l'identité de chaque œuvre. Je ne souhaite pas me retrouver dans un protocole artistique systématique, mais j'aime bien que l'on puisse définir l'origine d'un effet visuel.
Il y avait des plantes, des rochers et des choses
L.B: Dans quel cadre es-tu arrivée à Montluçon pour la résidence Shakers ?
J.M: Je suis arrivée à Montluçon en Avril 2018 après avoir été sélectionnée sur dossier. J’avais proposé ma candidature, attirée par la perspective d’une résidence de création de six mois dans un grand atelier, suivie d’une exposition personnelle que j’ai appelé "Il y avait des plantes, des rochers et des choses". Parce que l’espace de l’atelier et l’espace d’exposition étaient vastes, j’ai pu, pour cette résidence, déployer mon travail et prendre plus de place en m’essayant à la réalisation d’œuvres plus imposantes, pensées différemment, en fonction de ces espaces.
L.B: Différemment, c'est à dire ?
J.M: J’ai pensé mes sculptures comme des implantations. L'espace d'exposition laissait libre cours à l'excès de matière qui se révèle de plus en plus dans ma pratique de l'installation. Je m'attarde sur l'idée d'invasion et de colonisation.
L.B: Comment cet espace se présentait-il et comment l'as-tu envahi dans sa globalité ?
J.M: Il s'agit de l'Orangerie du château de la Louvière, construit au début du XXème siècle et réplique du petit Trianon. J'ai pensé l'exposition comme si l’espace m’appartenait et dans lequel il était possible de déployer mes univers. Dans cet espace où j’ai eu le champ libre, ma proposition s'est inscrite dans un espace de déambulation ambigüe et de flux. L'équilibre des masses semble pouvoir être brisé par toute intervention d'un corps « étranger ». J'aime bien cette instabilité ambiante dans la présentation de mon travail.
L.B: Il te permet d'appuyer, de faire circuler, de construire, d'élever, de poser, d'ouvrir, … Arrêtons-nous au sol, la colonne vertébrale de tes sculptures. Tu y joues l'équilibre des dimensions et des axes. D'où vient cette donnée si essentielle ?
J.M: Je suis complètement attirée vers le bas, le sol est ma forme de sécurité. Je m'en remets à la gravité et je la révèle dans la plupart de mes sculptures. Le poids des choses et l'ancrage sont des faits qu'on ne peut contourner, je laisse donc le sol s'impliquer subtilement. Cette lourdeur est rassurante, et le support d'évolution qu'est le sol me rappelle à ma condition d'être.
L.B: Et le sol parle aussi d'une action qui se termine, cette temporalité est intéressante dans ton travail. Les choses tombent, pendent, s'affaissent et finissent toujours par cette idée de l'écroulement.
J.M: Ces états dont nous parlons sont pour moi de l'ordre de la ruine et de la désintégration. J'évoque quelque chose de friable, qui ne tient pas dans le temps. C’est ce qu’est le vivant ! Ce cycle de la vie et de la mort me fait donc revenir invariablement au sol.
L.B: L'exposition personnelle est un temps fort pour l'artiste, la reconnaissance d'un travail mené. Comment as-tu vécu ce moment ?
J.M: Cette exposition personnelle est charnière, dans le sens où c’est la première, j’ai donc pu penser et réaliser sur un long terme, un ensemble de productions pour un espace dédié. Des évidences sont apparues, surtout entre les deux installations les plus imposantes, Ravages et Sur la Toile. J'ai construit ma restitution de résidence autour des trois puits de lumières, et installé mes œuvres de sorte à accentuer la décomposition de cet espace. Chaque univers permettait l'immersion, par la dispersion des modules de Ravages et la concentration des tubes de Sur la toile. Les Choses, s’immisçaient entre les deux de manière décentrée en décalée.
L.B: Il y avait des plantes, des oiseaux, des rochers et des choses. Un titre aux évocations de nature primaire associée aux « choses » ; une classification réunissant le non-défini. Tu imprègnes ta proposition d'une part d'intrigue, tu brouilles les pistes, pratiques-tu la déception ? J.M: Ce titre est une piste, une accroche pour susciter la curiosité du spectateur, voir une attente. J’aime l’idée qu’il puisse ensuite être surpris et déstabilisé, qu’il ne s’attende pas à ce qu’il s’était imaginé.
L.B: De retour à Nantes, tu évoques tes sculptures comme des « pauses contemplatives ». Ton passage à Shakers puis aux Ateliers de la Ville en Bois et la Maison des Arts de Saint-Herblain en 2019 enrichissent un peu plus ton expérience de résidences. Quelle position adoptes-tu face à tes dernières réalisations ?
J.M: Je comprends mieux mon parcours en réfléchissant continuellement aux faits de débuter, continuer, s'ancrer quelque part, voyager et faire circuler mon travail. Concernant ma place d'artiste, j'aime l'idée de me considérer comme une personne qui fait des objets de contemplation, qui n'ont pas d'utilité matérielle et pratique, et qui dans notre société, ne servent donc physiquement à rien. J'apprécie beaucoup cette absurdité et susciter les questionnements avec mes œuvres. Est-ce que Ravage est un simple amas de plastique ou un espace de projection ? Je propose et j’interroge, mon discours se décale, c'est dans cet état que j'exerce le recul sur mon travail. Cette introspection me questionne sans cesse sur ce qu'est une œuvre, sa signification et son évolution par rapport à un espace et un temps, dans de nouveaux contextes. Entretien réalisé par Léo Bioret avec Julie Maquet à Nantes en janvier 2019.
crédits: Julie Maquet, "Les choses", 2018
"Bête à poils", 2018
"Sur la toile", 2018
"Ravage", 2018
"Sans titre", 2018